Couleur liqueur
Quand je te dis que je suis toujours dérangé !
Si tu ne comprends pas la phrase précédente, c’est normal, elle fait référence au texte qui aurait dû apparaître ici mais qui est retardé pour cause de dérangement.
Tu connais mon problème avec les couleurs. Je suis incapable de distinguer les nuances. Je vois bien les couleurs primaires ce qui, pour un être primaire, relève d’une logique imparable. Mais les nuances me fuient. Ce qui n’est pas bien grave puisque j’écris en noir et blanc.
Sauf que.
Il m’arrive de faire quelques photos. Malheureusement pour moi, ma vision n’est pas celle des chiens qui voient tout en noir et blanc et se servent de leur flair pour distinguer les nuances. Je sais bien qu’il existe des couleurs, des teintes, des dégradés, des camaïeux et des entrelacements de nuances irisées. Mais je sais également qu’elles existent pour me brouiller la vue. Et me mettre mal à l’aise devant de somptueux paysages baignées de couleurs naturelles. Ou juste admiratif de compositions que je ne peux même pas envisager d’imaginer.
Exemple.
Il m’arrive parfois de m’arrêter devant ce qui me semble être un bon sujet photographique. J’arme, je règle, je recule un peu, pas trop, et je fais une jolie photo en noir et blanc avec des contrastes forts, des noirs bien opaques et des blancs bien lumineux. Ce qui satisfait rapidement mon humeur de chien. Mais le noir et blanc ne fonctionne pas pour toutes les situations. Un jour de plein soleil en bordure de Seine, une balade dans les bois ou bien la sarabande des lumières électriques une fois la ville engloutie par la nuit. Cette dernière option étant d’ailleurs la plus difficile à capter. En plein jour, en plein soleil, il suffit en général de laisser jouer la configuration automatique de l’appareil pour avoir quelque chose de décent.
La lumière naturelle se laisse facilement attraper. Ses ombres semblent parfois piègeuses mais c’est surtout qu’elles sont joueuses et qu’elles aiment changer les contours de leur pénombre pile au moment où tu appuies sur le déclencheur. Les lumières artificielles, par contre, s’avèrent plus capricieuses. Déjà, elles ne se déplacent qu’en groupe. Un groupe non homogène qui transperce la ville de ses trajectoires aussi éphémères qu’aléatoires. Elles éclaboussent les murs, bousculent les néons des vitrines, prennent possession des orbites inattentives et s’enfuient aussitôt vers d’autres forfaits incandescents comme ces voyous d’autrefois qui découpaient la nuit en fines lames étincelantes.
Tu auras compris qu’elles ne sont pas faciles à transférer vers le monde immobile et figée de la photographie depuis leur univers de célérité qui n’est pas à confondre avec la restauration vegan et son univers de céleri-thé.
Aussi, quand Claire m’a envoyé cette photo, je suis resté pantois comme un putois pointilliste qui hésiterait entre les patins potelés de Puteaux et les poteaux patinés de Pantin !

Je ne discerne pas grand chose mais je suis sûr que cette photo contient à peu près toutes les couleurs qui existent. Peut-être y en a-t-il de supplémentaires ? Je ne peux pas la regarder longtemps sans être pris d’un vertige. C’est comme si j’assistais clandestinement à la naissance soudaine de l’univers. Une explosion chromatique tentant de se frayer un chemin dans un espace seulement peuplé jusqu’alors d’une grisaille incolore.
Le monde de la couleur sera très certainement pour moi un mystère permanent. Une forme de frustration, aussi. Un peu comme ses enfants à qui il manque quelques centimètres de bras pour attaper la bonbonnière et se gaver de caries, il me manque ces quelques cellules photosensibles qui me permettraient d’apprécier cette photo à sa juste valeur. À simplement regarder le monde qui m’entoure sans cligner des yeux. En arrêtant de mettre systématiquement l’étiquette « inconnu » sur des luminescences abstraites.
Peut-être que c’est ainsi que s’entretiennent les rêves ? C’est en tout cas de cette façon qu’est conçu ce qui ressort de l’idéal : savoir que ça existe, savoir que ça restera hors de portée, mais s’y diriger, confiant.