L’Imparable Avancée du DJ Land

L’IA est un concept assez mal maîtrisé par beaucoup de non-spécialistes car il est, de toute évidence, mal nommé. De ce fait, l’IA est sujette aux interprétations aléatoires. Pour certain·es, IA signifie « Irréfragable Angoisse », pour d’autres, « Irrésistible Attente ». Avec assez peu de nuances entre les deux.

Parmi les attentes irrésistibles, on peut citer, en vrac, la guérison des cancers et de toutes sortes de maladies, la certitude de pouvoir nourrir trente milliards de personnes sans dégrader davantage ce qui reste d’environnement, la migration et l’installation sur Mars, la compréhension de la règle du hors-jeu, voire la réponse à la grande question sur la vie, l’Univers et le reste. Je ne crois pas que tout cela arrivera un jour. Et le peu qui arrivera sera surtout accompagné de conséquences — positives comme négatives — aujourd’hui inimaginables car l’avenir est par définition illisible.

Parmi les angoisses irréfragables on trouve principalement la perte de son emploi. Perte qui se traduirait principalement par la peur d’être déconnecté·e de ce nouveau monde, d’être déclassé·e et mis·e au rebut comme une machine inutile. Sont également citées, la hantise de la fin de l’Art et la prise de pouvoir par des robots aux intentions douteuses sous leur habillage de poupée, la complexification de la règle du hors-jeu, voire la réponse à la grande question sur la vie, l’Univers et le reste. Et je ne crois pas non plus que tout cela arrivera. En tout cas, pas de manière aussi définitive.

Les débats sur l’IA nous renvoient aux peurs ancestrales qui ressurgissent dès qu’apparaît une nouvelle technologie.

En leur temps, la maîtrise du feu, de la navigation trans-océanienne, de la forge et de l’électricité ont radicalement changé nos vies. Et des inventions subséquentes comme les armes à feu, l’imprimerie, le chemin de fer, la télévision ou Internet ont été ces mêmes vecteurs d’indécision affolée, oscillant entre l’espoir d’une vie intrinsèquement améliorée et la peur d’une fin du monde irréversiblement anthropophage.

Or.

L’IA n’est qu’un avatar de plus dans notre catalogue technique. Il est juste le plus récent mais certainement pas le dernier. Et, de toute façon, l’IA est déjà là. Et la seule certitude que l’on peut avoir à son sujet est qu’il n’y aura pas de marche arrière.

De fait, je n’ai aucun avis tranché sur la question. Hormis celui que je peux avoir sur le couteau qui est, selon qui l’utilise, soit un outil, soit une arme. L’IA n’est en fait ni intelligente, ni artificielle, elle est simplement constituée d’un ensemble complexe d’algorithmes issus de mathématiques elles-mêmes d’origine humaine. Et les algorithmes ne sont rien d’autre qu’une façon de calculer plus vite et plus précisément. Et même si certains de ces algorithmes sont capables de générer d’autres algorithmes, aucun d’eux n’a ou n’aura la capacité de décider arbitrairement d’une conduite à tenir. Pas de panique : les machines ne nous remplaceront pas car elles ne sont pas capables, de leur propre chef, de fraude, de mensonge, d’hypocrisie, de trahison, de lâcheté, voire d’empathie, de courage ou d’amour.

Les machines raisonnent avec des chiffres. Les être humains avec des émotions. Bien sûr, certains êtres humains sont aussi capables de raisonner avec des chiffres mais bien plus lentement que les machines qu’ils en sont réduits à inventer. En revanche, aucune de ces machines ne raisonnera jamais avec des émotions.

L’ennemi, si ennemi il doit y avoir, n’est donc pas la machine mais le chiffre. Celui des banquiers. Celui des comptables et des procéduriers. Ces chiffres ne sont pourtant pas nombreux. Une dizaine tout au plus. Mais leur capacité d’association en une infinité de nombres hors de toute échelle humaine en font des dangers absolus qui ont déjà investi aujourd’hui tous les domaines de notre vie. De la subliminale exhortation sociale à vivre en couple (donc à 2) jusqu’à la folie des jeux d’argent. Les livres eux-mêmes — antiques royaumes de la lettre et de l’esprit — sont désormais réduits à leur nombre de mots ou de pages. Plus rien n’échappe aux chiffres et leur présence éclipse toute réflexion. Tu auras remarqué qu’il n’existe plus de débat ou de décision politique non chiffré.e. Or, la politique est avant tout de l’affect. De l’émotion. Les chiffres (donc les nombres, les fractions, les équations, les pourcentages, etc) sont devenus les métastases du débat public. Introduis n’importe quel chiffre dans n’importe quelle discussion un peu sérieuse et ladite discussion tournera immanquablement en querelle d’experts ou en pugilat verbal sans aucun intérêt.

Je te l’ai déjà raconté mille fois sur ce blog, la technologie est l’un des trois atavismes de l’humanité. Les deux autres étant le nomadisme et la solidarité. Ces trois atavismes combinés ont permis à cet étrange mammifère sans griffe, sans corne et sans carapace de se développer, d’évoluer et de se répandre partout sur le globe, peu importe les conditions météorologiques, les distances effarantes ou les dangers sans cesse renouvelés.

Je réfléchissais vaguement à tout cela samedi soir, Fête de la Musique, en parcourant les rues entre Aligre, Charonne et la Roquette pour tenter de trouver de vrais musicien·nes en chair et en notes.

Car c’est une évidence qui se fortifie année après année : la Fête de la Musique est devenue un DJ Land. Une gigantesque « IA Party ». Attention, je ne dénigre pas ce style musical et il existe des catégories instrumentales qui m’horripilent davantage. Certains sets ambitieux et joliment rythmés m’ont même amené à discrètement taper du pied. C’est de toute façon la seule danse que je connais. Malheureusement, la plupart des sonos se contentaient de balancer du gros son hypnotique issu d’un ordinateur relié à une table de mixage dont les curseurs bougeaient moins vite et moins régulièrement que les pintes d’IPA qu’ingurgitaient les mixeurs. Les plus roublards de ces DJs ne se sont même pas donnés la peine d’un remix minimal et se sont contentés de diffuser une play-list dénichée sur une plateforme en ligne. Et pourquoi se gêner puisque le public qui s’entassait là en nombre semblait ravi de reprendre en chœur des refrains connus de toutes et tous.

Le souci le plus important qui m’est apparu avec cette surenchère de démonstrations individuelles n’est pas tant que les instruments traditionnels sont en passe d’être remplacés par des machines. C’est la loi de l’évolution technologique. Le souci tient dans l’attitude des manipulateurs de sons. Leurs énormes sonos étaient parfois à moins de trente mètres l’une de l’autre et provoquaient un cafouillis de décibels incompatible avec un esprit de fête collective. Or, la Fête de la Musique a été conçu comme un moment de rencontre et d’échange. Là où il y avait des jams improbables entre des formations éphémères réinventant l’improvisation à grands coups de bémols approximatifs, il y a désormais une concurrence de volume à faire passer n’importe quel boucan d’aéroport pour la bande-son d’un film muet.

D’autant que.

Les marchands ont bien compris que cette assourdissance était propice à leurs affaires : le bruit favorise la soif. Ainsi, devant chaque bistrot accueillant un DJ, trônaient d’énormes tireuses de bières au flux aussi ininterrompu que les basses suramplifiées. Le capitalisme nous déshumanisera plus sûrement que les IA.

J’ai quand même croisé quelques résistant·es. L’astuce pour les repérer de loin était de se diriger vers les endroits où la foule restait clairsemée. Les rythmes étaient plus classiques pour mon oreille. Du rock (léger), du Brésil, des fanfares… J’ai tenté de prendre quelques photos avec un appareil complexe dont je ne maîtrise pas grand chose car il est lui aussi accompagné d’algorithmes censés calculer et gérer les paramètres propre à cette activité. Lumière, vitesse, sensibilité, densité des couleurs, tout cela, cet appareil le fait mieux que moi car l’IA qui œuvre en coulisses a été bien conçue et me permet de jouer au photographe à peu de frais.

Nous ne sommes pas toutes et tous des technicien·nes accompli·es et nous avons besoin que des algorithmes nous simplifient l’usage des machines. Automobile, lave-linge, ordinateur, appareil photo, synthétiseur, table de mixage, téléphone et jusqu’au digicode de nos immeubles, peu d’entre nous sauraient les utiliser correctement sans toute cette simplification qui est — ô le joli paradoxe — la partie la plus complexe de leur fonctionnement.

Aristote s’est parfois trompé dans certaines de ses conclusions scientifiques mais son immense érudition et son insatiable curiosité lui ont permis d’énoncer cette forte pensée : Le progrès n’a de sens que s’il est partagé par tous.

Et c’est ainsi que des ingénieur·es, des graphistes, des designers, des ergonomes, des linguistes, des informaticien·es et de nombreuses autres professions travaillent au quotidien avec des IA de toute sorte pour rendre la technologie accessible au plus grand nombre. Évidemment, il y a et il y aura des abus et des détournements d’objectifs. Les « réseaux sociaux » en sont le meilleur exemple. Les logiciels de surveillance qui équipent aujourd’hui toutes les polices du monde, poussent encore plus loin ce concept de détournement.

Mais tout ce que l’IA (au sens global, donc abusif) peut avoir d’inquiétant, l’est parce que ses utilisations dépassent le cadre légal qui est le leur.

Pour reprendre l’exemple de la photographie numérique qui me dépasse mais qui me fascine, ce n’est pas l’IA qui décide d’appuyer sur le déclencheur. Ce n’est pas l’IA qui décide de reculer de deux mètres ou de se décaler vers la gauche pour améliorer le cadrage. L’IA se contente d’enregistrer des informations, de faire ses petits calculs avec ses petits neurones d’IA puis de me présenter un résultat qui oscille entre fumée noire dans le brouillard de nuit ou perception énigmatique d’un flou artistique avant-gardiste… ou juste un gros loupé. Car même en mode automatique, je reste capable de faire n’importe quoi.

La supériorité de l’humain sur la machine réside justement dans cette capacité à faire n’importe quoi. Et parfois, à le faire volontairement. À décider à dessein de tromper, de mentir, de détourner, de falsifier, d’accentuer, d’enjoliver, de questionner un usage, de refuser cet usage, de briser la machine, de lui imputer toute ses erreurs de manipulation, de lui donner un petit nom, parfois une âme, d’en faire un objet de culte ou un déchet encombrant. Une machine se contente de fonctionner. De la première catapulte au futur ordinateur quantique, une machine n’est qu’une suite de processus ordonnés permis par un apport d’énergie. Plus d’humains, plus d’énergie. Plus d’énergie, plus de machines. Jeu, set et match. Les machines ne nous remplaceront pas.

Et puis nous sommes assez tordus pour nous auto-remplacer. Nous l’avons d’ailleurs déjà expérimenté à de multiples reprises.

Depuis que nous sommes devenus Homo sapiens, nous avons perdu la plupart des hominidés qui nous accompagnaient ou nous précédaient, à l’exception de quelques grands singes qui ne tarderont pas à disparaître pour satisfaire à nos besoins sans cesse grandissant de bois et d’espaces à défricher. Et même en tant qu’Homo sapiens, nous avons encore perdu nombre de nos congénères moins aptes que nous à la conquête et au pillage. Nous avons perdu des civilisations, des langages, des connaissances environnementales, des instincts primaires, des contes et des légendes, des rites, des œuvres… des sourires aussi. Sans que cela ne nous freine un seul instant.

Alors qu’aurons-nous de plus à perdre à toujours tenter d’aller plus vite que le vent avec nos machines censées être intelligentes, auto-apprenantes voire auto-suffisantes ? Le seul risque, finalement, ou la seule échappatoire, sera d’en perdre le mode d’emploi.

Et alors là…

Complément

À peine avais-je terminé le brouillon de ce texte que l’excellente émission « 28 minutes » d’Arte a eu la bonne idée d’inviter Luc Julia, un des grands spécialistes des IA et notamment cocréateur de l’assistance vocale Siri.

Il venait présenter son dernier livre « IA génératives, pas créatives » et j’avoue avoir été grandement satisfait de son intervention puisque je n’avais pas à jeter mon brouillon.

J’ai acheté le livre, je l’ai commencé. Peut-être qu’une fois la lecture terminée, je pourrais compléter ce texte par des arguments plus sérieux !

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